Le dos des Arbres
Les photographies de Clara Chichin sont un appel à l’errance. Son
travail s’élabore sur la fugacité, tel un équilibre chimique introduisant une vision
poétique dans le réel. L’écriture photographique de cette jeune artiste
française tente de révéler des parties invisibles de l’image.
Les prises de vues en couleurs ou en noir et blanc livrent des paysages baignant
dans des lumières étranges, issues de sources luminescentes ou incandescentes,
intensifiées par la recherche chromatique, froide ou chaude, qui auréole chaque
image. La photographe privilégie la réfraction cristalline, l’effet vaporeux du
sfumato, le rai de lumière venant trancher le clair-obscur, la faible clarté entre
chien et loup ou l’éblouissement surgissant de l’encre de la nuit. La dimension
picturale est évidente dans cette inclinaison iconoclaste à jouer de systèmes d’éclairages
de différentes époques. Se rejoue aussi une part de la tradition pictorialiste
des débuts de la photographie, selon une version contemporaine qui s’en détache
par un rendu volontairement appauvri, un peu rebelle aux préceptes idéalistes
du XIXème siècle. Le traitement photographique est empreint d’une usure apparente,
d’une perte désirée de réalité, tandis les recherches chromatiques,
approfondies au tirage, font virer les couleurs rappelant, en cela, les
techniques d’antan.
Les images de Clara Chichin favorisent les atmosphères poétiques plutôt
que les prises de vue réalistes. Il s’agit rarement de produire une belle image
nette et idéalement cadrée selon les normes d’une image documentaire. L’artiste
préfère l’indécis et le mouvement dans le paysage. Le flou, le grain de l’image
et, parfois, l’imprécision du cadrage y concourent. Même quand l’image parait neutre
(objective) au premier abord, la vue offerte n’est pas tant la composition du
paysage que le sentiment qu’il inspire dans ses espaces, ses vides et sa
profondeur. Certaines images noir et blanc évoquent la plénitude quasi mystique
de certaines œuvres de Gilbert Fastenaekens[i][1],
quand il s’installait à demeure dans le paysage pour parvenir à capter la profondeur
de la forêt dans les photographies de sa mythique série Noces. Il y a dans la quête de Clara Chichin cette même tentative
fusionnelle entre l’artiste et le paysage, dont la trace s’imprimerait sur la
pellicule comme le résultat d’une alchimie fugace et intemporelle.
Parfois des silhouettes viennent s’inscrire dans le paysage. Elles sont
à peine présentes. Singulièrement, la chromatique les incorporent au paysage
plutôt qu’elle ne les souligne. Légères et suggestives, souvent de dos ou en
déséquilibre, elles passent dans la scène plutôt qu’elles ne l’accaparent. Le
cliché définit un état d’être plus qu’il ne livre un portrait. Les corps sont enveloppés
par la nature, ils s’y fondent. Les figures fonctionnent comme une métamorphose
d’un état du paysage. Elles interagissent silencieusement avec lui, telles celles
qui affleurent dans certaines photographies de Tacita Dean.
Pour résumer : ce que l’on perçoit dans les photographies Clara
Chichin est tout ce qui est en deca du réel.
La partie fantomatique en quelque sorte. La singularité de l’écriture
photographique de la jeune artiste est proche de l’univers plastique d’Angela
Graeurholz ou de Corinne Mercadier, par les « déviances » techniques
qu’elle confère à ses images et par la fragilité temporelle qu’elle suggère. Il
n’y a cependant pas de ressort narratif chez Clara Chichin. Ses images sont
portées par son univers intime. Sa captation du monde qui l’entoure en devient
la réverbération, un prisme quelque peu embué dont la réfraction en serait
dispersée. Sa quête peut s’envisager comme une prolongation du temps, celui, singulier,
de l’événement photographique dans l’espace réel.
L’artiste évoque cet instant
suspendu :
Le temps, le vent, font se déplier, défiler, les
images dans un espace-temps onirique, une durée en train de s’écouler, au bord
du sommeil.
Les images s’impressionnent et s’évanouissent sur
la rétine. Comme des échos, des persistances rétiniennes, des restes mémoriels,
les images sont en train de disparaître, elles ne sont plus tout à fait des
images du réel. Elles gardent en elles encore - un peu - de temps. Plus tout à
fait des images fixes, - presque - des séquences, elles débordent de leur
cadre. Elles portent en elles l’instant qui précède et l’instant qui succède,
l’instant fuyant - image en fuite -.
C’est l’écriture photographique qui devient la forme narrative,
illustrative d’un instant poétique tel que Bachelard a pu le définir[2].
Le sentiment littéraire sous-tend la démarche créative mais ne la commande pas.
Comme si chaque image était un libellé, un couplet virtuel et chaque exposition
formait une ode visuelle. Cette démarche singulière fait partie intégrante de
cette mouvance poétique de la photographie dont les premiers opus ont été réunis,
malgré leur diversité ,dans l’Atelier photographique
français tel qu’il a été défini par Bernard Lamarche-Vadel, dans les années
80 et 90. Ce philosophe et esthéticien a explicité la notion d’écriture
photographique en la différenciant de la notion de style et insisté sur l’idée
de l’intime plutôt que du subjectif dans la vision[3].
En regard de la scène française actuelle, Clara Chichin côtoie la dimension
littéraire qu’imprime l’œuvre photographique d’Anne Lise Broyer, sans que cela
soit rattaché dans son cas à une volonté narrative effective.
L’exposition au logis Abbatial de Saint Georges de Boscherville est
la première grande exposition personnelle de cette jeune artiste. Face à la pureté
de l’envolée architecturale de la salle à laquelle la beauté pittoresque des
jardins de l’abbaye fait écho, la proposition photographique Le dos des Arbres décline, elle aussi,
un élan poétique. Spécialement produite pour l’occasion, l’exposition fait la
part belle aux arbres et aux arbustes. Ils sont saisis à toutes les saisons.
Ils plient dans le vent ou buissonnent près du sol, en feuilles ou en fleurs,
ou, au contraire, seuls leurs troncs s’érigent. L’harmonie visuelle qui s’en
dégage est rythmée par l’apparition d’une figure féminine dont l’unicité se
devine au fur et mesure du parcours. Telle l’égérie des arbres, elle guide le
spectateur, lui offrant de s’inspirer de son errance paysagère pour profiter de
ces instants fugaces volés à la réalité.
Christine Ollier, Commissaire de l'exposition
Janvier 2018
[1]
Ce photographe belge connu pour ses prises de vues aux très longues poses - Nocturnes et essais Archéologiques – fit
un travail singulier dans un morceau de forêt du Nord de la France où il vint
camper à plusieurs reprises pendant plusieurs jours en fonction du temps que
prenait son immersion complète dans le paysage. Gilbert Fasteneakens m’a dit
« attendre de faire partie
intégrante du paysage avant de déclencher » son appareil. De fait la
réalisation des images de la série Noces
ont pris plus de sept ans (1988-1995).
Elles sont indescriptibles.
[2] Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, diffusé notamment chez Stock, collection
livre de poche 1994
[3] In Paysage,
Cosa Mentale de Christine Ollier - chapitre IV le nouveau pittoresque, opus 06. Les écritures photographiques p 247. Editions Loco, Paris, 2013
Cf. également : Inclinaisons, la collection selon Bernard Lamarche-Vadel,
collectif, Paris, Editions filigranes, 2010