Textes


Lumière, fuite de lumière, temps  

Fabien Ribery 

 

Clara Chichin construit un travail questionnant la notion de paysage dans une palette
chromatique inventant un territoire imaginaire.
Ses photographies sont des propositions d’égarements, une tentative chimique de traverser le temps tout en soulignant de façon très graphique la permanence des formes. Clara Chichin entraîne son spectateur dans un théâtre d’arbres et de végétations souveraines, indifférentes à la présence d’une femme traversant parfois le cadre, Béatrice discrète, virgule d’être souvent floue ou en déséquilibre.
Travaillant la notion de persistance rétinienne, la poétique photographique de la jeune artiste française fait se rencontrer l’intime et le monumental d’un ordre naturel duquel elle-même procède tout en s’en démarquant délicatement par l’usage de son boîtier de visions.
Il y a ici beaucoup de pudeur et de détermination.




Le dos des Arbres

Christine Ollier

     
Les photographies de Clara Chichin sont un appel à l’errance. Son travail s’élabore sur la fugacité, tel un équilibre chimique introduisant une vision poétique dans le réel. L’écriture photographique de cette jeune artiste française tente de révéler des parties invisibles de l’image.
Les prises de vues en couleurs ou en noir et blanc livrent des paysages baignant dans des lumières étranges, issues de sources luminescentes ou incandescentes, intensifiées par la recherche chromatique, froide ou chaude, qui auréole chaque image. La photographe privilégie la réfraction cristalline, l’effet vaporeux du sfumato, le rai de lumière venant trancher le clair-obscur, la faible clarté entre chien et loup ou l’éblouissement surgissant de l’encre de la nuit. La dimension picturale est évidente dans cette inclinaison iconoclaste à jouer de systèmes d’éclairages de différentes époques. Se rejoue aussi une part de la tradition pictorialiste des débuts de la photographie, selon une version contemporaine qui s’en détache par un rendu volontairement appauvri, un peu rebelle aux préceptes idéalistes du XIXème siècle. Le traitement photographique est empreint d’une usure apparente, d’une perte désirée de réalité, tandis les recherches chromatiques, approfondies au tirage, font virer les couleurs rappelant, en cela, les techniques d’antan.
Les images de Clara Chichin favorisent les atmosphères poétiques plutôt que les prises de vue réalistes. Il s’agit rarement de produire une belle image nette et idéalement cadrée selon les normes d’une image documentaire. L’artiste préfère l’indécis et le mouvement dans le paysage. Le flou, le grain de l’image et, parfois, l’imprécision du cadrage y concourent. Même quand l’image parait neutre (objective) au premier abord, la vue offerte n’est pas tant la composition du paysage que le sentiment qu’il inspire dans ses espaces, ses vides et sa profondeur. Certaines images noir et blanc évoquent la plénitude quasi mystique de certaines œuvres de Gilbert Fastenaekens, quand il s’installait à demeure dans le paysage pour parvenir à capter la profondeur de la forêt dans les photographies de sa mythique série Noces. Il y a dans la quête de Clara Chichin cette même tentative fusionnelle entre l’artiste et le paysage, dont la trace s’imprimerait sur la pellicule comme le résultat d’une alchimie fugace et intemporelle.
Parfois des silhouettes viennent s’inscrire dans le paysage. Elles sont à peine présentes. Singulièrement, la chromatique les incorporent au paysage plutôt qu’elle ne les souligne. Légères et suggestives, souvent de dos ou en déséquilibre, elles passent dans la scène plutôt qu’elles ne l’accaparent. Le cliché définit un état d’être plus qu’il ne livre un portrait. Les corps sont enveloppés par la nature, ils s’y fondent. Les figures fonctionnent comme une métamorphose d’un état du paysage. Elles interagissent silencieusement avec lui, telles celles qui affleurent dans certaines photographies de Tacita Dean.
Pour résumer : ce que l’on perçoit dans les photographies Clara Chichin est tout ce qui est en deca du réel.
La partie fantomatique en quelque sorte. La singularité de l’écriture photographique de la jeune artiste est proche de l’univers plastique d’Angela Graeurholz ou de Corinne Mercadier, par les « déviances » techniques qu’elle confère à ses images et par la fragilité temporelle qu’elle suggère. Il n’y a cependant pas de ressort narratif chez Clara Chichin. Ses images sont portées par son univers intime. Sa captation du monde qui l’entoure en devient la réverbération, un prisme quelque peu embué dont la réfraction en serait dispersée. Sa quête peut s’envisager comme une prolongation du temps, celui, singulier, de l’événement photographique dans l’espace réel.
L’artiste évoque cet  instant suspendu :
Le temps, le vent, font se déplier, défiler, les images dans un espace-temps onirique, une durée en train de s’écouler, au bord du sommeil.
Les images s’impressionnent et s’évanouissent sur la rétine. Comme des échos, des persistances rétiniennes, des restes mémoriels, les images sont en train de disparaître, elles ne sont plus tout à fait des images du réel. Elles gardent en elles encore - un peu - de temps. Plus tout à fait des images fixes, - presque - des séquences, elles débordent de leur cadre. Elles portent en elles l’instant qui précède et l’instant qui succède, l’instant fuyant - image en fuite -.
C’est l’écriture photographique qui devient la forme narrative, illustrative d’un instant poétique tel que Bachelard a pu le définir. Le sentiment littéraire sous-tend la démarche créative mais ne la commande pas. Comme si chaque image était un libellé, un couplet virtuel et chaque exposition formait une ode visuelle. Cette démarche singulière fait partie intégrante de cette mouvance poétique de la photographie dont les premiers opus ont été réunis, malgré leur diversité ,dans l’Atelier photographique français tel qu’il a été défini par Bernard Lamarche-Vadel, dans les années 80 et 90. Ce philosophe et esthéticien a explicité la notion d’écriture photographique en la différenciant de la notion de style et insisté sur l’idée de l’intime plutôt que du subjectif dans la vision. En regard de la scène française actuelle, Clara Chichin côtoie la dimension littéraire qu’imprime l’œuvre photographique d’Anne Lise Broyer, sans que cela soit rattaché dans son cas à une volonté narrative effective.
L’exposition au logis Abbatial de Saint Georges de Boscherville est la première grande exposition personnelle de cette jeune artiste. Face à la pureté de l’envolée architecturale de la salle à laquelle la beauté pittoresque des jardins de l’abbaye fait écho, la proposition photographique Le dos des Arbres décline, elle aussi, un élan poétique. Spécialement produite pour l’occasion, l’exposition fait la part belle aux arbres et aux arbustes. Ils sont saisis à toutes les saisons. Ils plient dans le vent ou buissonnent près du sol, en feuilles ou en fleurs, ou, au contraire, seuls leurs troncs s’érigent.L’harmonie visuelle qui s’en dégage est rythmée par l’apparition d’une figure féminine dont l’unicité se devine au fur et mesure du parcours. Telle l’égérie des arbres, elle guide le spectateur, lui offrant de s’inspirer de son errance paysagère pour profiter de ces instants fugaces volés à la réalité.
 
Janvier 2018






Toucher des yeux la vie double 

Victor Mazière

 

Dans le labyrinthe sensoriel des images de Clara Chichin, on chercherait en vain un récit linéaire, car chaque image n’est ici que le photogramme possible d’un film intérieur, toujours à-venir, déclenchant à chaque impulsion du regard des (anti)récits dont nul ne détient ni les clés, ni les glissements, ni les formes futures. Avant le commencement d’une histoire, il y aurait donc (eu) une image, à la fois élue et manquante : peut-être celle de cette femme, partie sans laisser d’adresse, abandonnant le théâtre du monde à l’inexistence futile des jours. D’elle, nous ne saurons rien. Dans cet amenuisement ontologique auquel la vouera irrémédiablement l’image, que restera-t-il de son existence, si ce n’est une singularité infiniment finie, un monde clos dans son visage impassible de statue ? Attendant sans fin ni témoin, dans cette pièce vidée à la hâte, cette chambre double qui n’eut jamais (de) lieu : elle aura pourtant toujours été là, éternellement offerte depuis l’origine de toute visibilité, comme une loi physique inscrite dans la nature-même pour qu’un tiers la dé-robe et en expose la nudité. Qui est-elle ? Et d’où vient ce sentiment, s’adressant à nous depuis le non-savoir, de vouloir la nommer, l’allégoriser, elle qui se tient, anonyme, au rivage de tout nom ? Car la photographie a tranché : en nous faisant confondre le simulacre et le modèle, elle a dit la vérité du désir, sa loi folle. 
Nous port(er)ons désormais son deuil. Nous l’avons toujours porté, n’est-ce pas, ce deuil, depuis le premier battement de paupière, qui, nous ouvrant à la lumière, ferma notre œil à la nuit du jour, à ce dehors de tout dedans où nous guette la fureur impassible des signes.
Car pour voir à nouveau, comme avant le premier jour, quand aucune image ne manquait encore à notre désir, devrons-nous nous faire voyants à force de nuit ? Et, comme Tirésias, au-delà de la cécité, toucher des yeux la vie double ?  À l’origine de toute photographie, il y aurait donc toujours une scène de crime dont la victime a disparu : paradoxe de Blow Up qui veut que l’image enfantée soit immédiatement mise à mort. Ce meurtre primitif, l’œil mécanique de l’appareil l’aura toujours-déjà accompli, lui qui arrache au tissu de la réalité un lambeau de chair quand, à chaque sentence, s’abat le couperet de l’obturateur : sacrifice de sang et de sens, où se révèle pourtant l’autre du monde, ce dehors qui toujours s’est abrité dans l’hyper-espace de la nuit sémiotique, dans ce monde-fantôme qui n’est ni la fin, ni la clôture, mais la liberté infinie du désir qui v(i)ole toute chair signifiante. La photographie tire ainsi à elle le jour, (se) retire de lui, elle est le re-trait-même : un trait double, tiré à nouveau sur le monde, le niant, et réunissant cependant en lui, dans l’autre du signe, ce qui était disjoint dans le monde phénoménal ; causalité mystérieuse, spectrale, où se rejoignent et se fondent, dans un principe d’équivalence, la lumière, les arbres, les animaux, les ténèbres, les corps, les constellations, les chose mortes et abandonnés, tout ce qui, replongé dans l’eau baptismale du temps, nourrira un jour les fantasmes prométhéens de nos yeux avides. Nul art peut-être plus que la photographie n’aura eu ce pouvoir de suspendre et de dévoiler l’imminence d’une révélation, d’investir toute image de ce point du jour où chaque instantané est à la fois l’arrêt et le mouvement des formes, dans la mutabilité de leur vie rêvée. Chaque photogramme contient virtuellement le rêve infini des signes : il nous le (dé)livre, comme un espace toujours-encore à habiter, chaque fois premier, et plus ancien pourtant que la nuit elle-même : ce serait cela, que met en scène Clara Chichin, tirant de l’hyper-nuit invisible où s’embrase le corps des images, des songes plus lumineux que le jour, plus denses que la réalité elle-même, car nourris de la chair et du sang d’une obscure clarté désirée sans limite. Pour s’y abandonner, il suffirait alors simplement d’ouvrir les yeux.

Octobre 2016
  




Sous les yeux que quelques minutes épuisent

Hélène Gianecchini

 

Les paysages sont suspendus, les personnages isolés un pas en retrait de la scène où la photographie se déroule. Dans les images de Clara Chichin, vous croisez des daims, une chevelure rousse qui entre dans une forêt, la houle réduite à son écume, la lumière qui éclabousse le dormant d’une fenêtre, un oiseau chuter, des étreintes et des arbres immenses. 
Ses photographies sont traversées et jointes par un même flou, un tremblement que l’on ressent comme une fragilité. Les couleurs ne sont jamais exactement celles du monde, les formes incertaines peinent à affirmer leurs contours. Le choix du traitement croisé infléchi le réel, les teintes sont à lisière de la fiction.
Dans la série « Sous les yeux que quelques minutes épuisent », la photographe laisse son oeil se briser contre l’instant. Rien n’est figé, les photographies troublées frémissent et trahissent l’impossibilité de l’image à s’emparer d’un instant parfaitement intact. Le regard s’anéantit dans un écoulement qu’il ne parvient pas à circonscrire. Les photographies sont en train de disparaître, n’en reste que l’écho, une persistance rétinienne.
Cette série composée de dormeurs, de paysages troublés, de clartés qui fendent la surface sensible inspire une tristesse claire. Pas de mise en scène ou de lumière trop composée ; la simplicité de ce travail lui confère une élégance qui s’affirme au détour d’images fugitives. Comme en poésie, c’est le rythme entre les formes, les respirations blanches et les accents noirs qui font résonner les images.